M. Séguin, je vous dois quelque chose…
C’était le 5 mai 1992. A 21h30, le président de séance donne la parole à Philippe Séguin. « Pour combien de temps ? » s’inquiètent alors plusieurs députés du groupe socialiste. « Le temps de parole n’est pas limité, mes chers collègues » leur répond le président. La crainte n’était pas infondée. Le député souverainiste tenait la tribune et avait annoncé ne pas compter la lâcher de sitôt. La forme même, la longueur de l’exposé, devait souligner l’importance de ce débat constitutionnel, son caractère irréversible, puisqu’il précédait la ratification par voie référendaire du traité de Maastricht (1).
Je me souviens d’un début de séance avec un hémicycle très partiellement rempli. Et puis, le bouche à oreille a fonctionné. Lentement, les députés de l’Est, de l’Ouest, du Nord et du Sud, ces représentants de la Nation, que le député des Vosges chérissait jusqu’à la mythifier, ont quitté leurs dîners en ville et sont venus assister au spectacle. Le numéro d’une force de la nature prononçant d’une voix grave, intense, ardente même, un texte dense. Pour s’économiser physiquement, Philippe Séguin avait fait le choix de ne jamais élever la voix. Il y avait un puissant contraste entre ce corps imposant, ce verbe passionné exaltant la France et ce filet de voix qui chuchotait presque certains passages. Son discours fleuve n’évitât pas les caricatures, celui d’une Europe du « fédéralisme régionaliste » qui devait nous ramener à « l’Europe des tribus« , où il n’y aurait « plus de redistribution, de péréquation, d’aménagement du territoire« , où viendrait « la règle du chacun pour soi et Dieu pour personne », mais il y avait aussi la profession de foi d’un homme qui répétait son attachement à la Nation : « en France, la République n’est pas seulement un régime institutionnel. Et s’il fallait lui donner une date de naissance, je la situerais à Valmy, le 20 septembre 1792 avec le peuple en armes (2), plutôt qu’à la convention, le lendemain quand les députés décidèrent d’abolir la monarchie. Car la République, c’est avant tout ce système de valeurs collectives par lequel la France est ce qu’elle est aux yeux du monde« (…/…) « forgée dans le même moule, la République n’est pas séparable de la nation. »
Le journal officiel ne dit pas combien de temps le député-maire d’Epinal s’accrocha au pupitre, mais j’ai le souvenir de trois heures au cours desquelles le débat parlementaire retrouva toutes ses couleurs. Je me souviens d’une séance que personne ne voulait suspendre, qui dura la nuit entière et les premières heures du matin. Je me souviens que Philippe Séguin avait l’éloquence stimulante. Pour ceux qui partageaient ses idées comme pour ceux qui les contestaient. Il créait le débat. Je me souviens d’une nuit où la parole circula de gauche à droite, où les frontières habituelles se brouillèrent, où se forma une majorité qui ne recoupait aucun des clivages existants. Je me souviens d’un hémicycle totalement bondé à l’heure du laitier. Je me souviens d’un Roland Dumas, ministre des affaires étrangères, avocat flamboyant du traité de Maastricht, venant cueillir les fruits politiques de cette nuit prolifique. Je me souviens d’une nuit comme je n’en ai connu aucune autre à l’Assemblée depuis. Une nuit où chaque député vint chercher honnêtement, au fond de lui-même, des raisons de porter le projet européen ou de le combattre. Une nuit où la politique avait la noblesse et la pureté des engagements de jeunesse.
18 années ont passé. Il est loin le jeune homme qui assistait au pied de l’hémicycle, le président de la commission des lois (3). J’en ai passé depuis des nuits sous la coupole de verre, j’en ai écouté des orateurs s’exprimer au dessus des figures allégoriques de la République et de la Renommée ciselées dans le marbre blanc de la tribune… Mais mon plus beau souvenir demeure cette nuit du 5 mai. Je le dois pour une large part à celui qui vient de nous quitter.
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(1) il s’agissait de réviser la constitution pour rendre possible l’adoption du traité de Maastricht par voie référendaire par la suite.
(2) j’ai choisi cette citation parmi d’autres très belles sur la République et la nation. Celle-là me plait particulièrement parce qu’elle évoque Valmy, bataille mythique, victoire largement sublimée, mais qui symbolise le peuple défendant la jeune République. J’ai depuis quinze ans, accrochée dans mes bureaux successifs, une lithographie magnifique achetée aux Puces et qui représente une Marianne sous les traits d’une jeune fille que l’on devine fragile, protégée par Kellermann et l’armée de Valmy.
(3) J’étais en 1992 l’asistant de Gérard Gouzes, député du Lot et Garonne. Conformément à la tradition, il était en tant que président de la commission des lois, également rapporteur de la révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité de Maastricht.