Les coulisses du débat sur les retraites (2) Nuit de folie…
Mardi 14 septembre. La nuit est douce. Dehors, les jets d’eau fonctionnent sur les pelouses des jardins qui donnent sur la salle des quatre colonnes et créent une atmosphère paisible qui tranche avec la virulence des débats dans l’hémicycle.
A la violence de la confrontation, s’ajoute une tension qui a pour objet le calendrier d’adoption du texte.
Depuis vendredi dernier, le président de l’Assemblée qui résume son travail à celui d’un chef de gare n’a qu’une obsession : tenir l’engagement pris auprès de Nicolas Sarkozy de faire voter le texte sur les retraites mercredi à 15 heures…
Vendredi, il avait déjà donné, depuis Ottawa, la consigne de prolonger les débats jusqu’au petit matin pour épuiser le débat avant le week-end. Il avait fallu la menace des députés socialistes de quitter la séance et surtout le métier et le sang froid de Maurice Leroy (député Nouveau Centre et… ancien secrétaire général du groupe communiste) qui présidait ce soir là pour éviter la tentation du passage en force.
Lundi soir, Bernard Accoyer est venu superviser lui-même les travaux. Toujours préoccupé par l’horaire de fin des débats, il entame un bras de fer. Il est plus d’une heure lorsque les socialistes décident de s’inscrire en masse sur l’article 25 portant sur la pénibilité. Les députés UMP s’imaginent avoir un répit de deux heures sans votes et partent se reposer. Erreur d’appréciation. Une fois assurés de leur départ, tous nos intervenants renoncent à leur temps de parole et la discussion sur les amendements doit reprendre. Madame Rosso-Debordebord, porte parole de l’UMP s’élance vers son micro pour demander une suspension de séance de 20 minutes, le temps de battre le rappel des troupes. A deux heures vingt, la droite est obligée de constater que les pyjamas ont été plus attractifs que l’hémicycle. Minoritaire, Bernard Accoyer est contraint de lever la séance pour éviter au gouvernement l’humiliation de votes contraires.
Cette nuit, tout est enfin prêt à droite. Les députés de la majorité ont été prévenus et mobilisés. La séance ne s’interrompra pas. Pas question d’offrir une victoire (symbolique) à l’opposition en différant de quelques petites heures le vote solennel sur l’ensemble du texte.
La buvette ne désemplit pas. Les cafés sont servis au litre. A une heure du matin Jean-Marc Ayrault intervient pour faire un point sur les apports du débat. A droite chacun comprend que le discours sera long. Aussi long que les une heure, neuf minutes de temps de parole qui lui restent. Dans l’hémicycle les socialistes sont de plus en plus nombreux. Le sentiment de participer à une séance historique est plus fort que la fatigue. Pourtant dans les couloirs, quelques députés et collaborateurs s’écroulent progressivement de fatigue. Les banquettes de la salle des conférences sont squattées par celles et ceux qui ne supportent pas physiquement cette marche forcée absurde.
A 7 heures, le temps de parole de l’opposition est épuisé. Les amendements sur le travail des seniors,ou la retraite des femmes ne peuvent plus être défendus. Les députés invoquent alors l’article 49.13 du règlement qui offre la possibilité pour chaque député de s’inscrire pour cinq minutes afin d’exprimer le sens de son vote. Accoyer fulmine. Toute la nuit socialistes, verts, communistes et radicaux se sont coordonnés pour organiser les prises de paroles tout au long de la journée. Les premiers orateurs se succèdent à la tribune.
C’en est trop pour Bernard Accoyer, qui les nerfs à vif, choisit le passage en force. Jean-Marc Ayrault tente de le raisonner : « – Ne fais pas n’importe quoi Bernard…», excédé le président de l’Assemblée lui bégaie à plusieurs reprises – « je prendrai mes responsabilités ». A 9h30 il interrompt la séance, et annonce en violation d’un règlement qu’il a pourtant lui-même fait adopter, que les 142 députés inscrits n’auront pas le droit de s’exprimer.
C’est la faute. Impardonnable. A l’Assemblée, on ne partage pas les mêmes idées, mais la règle c’est le respect de tous, chacun portant une parcelle de la souveraineté nationale. Le rôle du Président de l’Assemblée consiste à protéger le cadre démocratique, ce qui revient d’abord à compenser les excès du fait majoritaire par le respect des droits de l’opposition. En 1992, Henri Emmanuelli avait mis sa propre démission dans la balance pour que Philippe Séguin puisse s’exprimer dans les meilleurs conditions dans le débat préalable à la ratification du traité de Maastricht.
A 11 heures, le groupe socialiste se réunit en présence de Martine Aubry. Les visages sont tirés. La colère est palpable. Les députés sont unanimes à réclamer la démission sans délai d’un président qui a « trahi sa fonction« . Quelques minutes plus tôt, Bernard Accoyer a bien tenté par un appel téléphonique à Jean-Marc Ayrault d’acheter sa clémence. « non Bernard, tu as été trop loin, tu ne t’es pas comporté comme le président de notre assemblée, mais comme un vulgaire chef de clan. Cette fois c’est la rupture »lui a répondu le président du groupe. Dans son discours de l’après-midi, Jean-Marc Ayrault n’entamera d’ailleurs pas son discours par le traditionnel « M. Le Président ». Dans toutes les têtes, ce président-là n’est plus que le servile exécutant de l’Elysée.
L’idée est émise de lui tourner le dos lors de son arrivée dans l’hémicycle. Mais vite abandonnée. La force de l’image risque de se retourner contre ses auteurs. C’est une attitude responsable et digne qu’il faut afficher face à un pouvoir qui joue lui des réflexes anti parlementaristes d’une part de l’opinion.
Madeleine et Samia sont chargées de trouver un rouleau de plusieurs centaines de mètres de tissu tricolore pour ceindre l’ensemble des députés du groupe. L’idée vient du groupe communiste avec lequel la liaison est permanente.
A quinze heures, c’est Jean-Marc Ayrault qui expose la vision des socialistes et radicaux. Alors que Jean-François Copé réalisera quelques minutes plus tard une intervention sans fond, destinée aux seuls parlementaires, dans laquelle il tente d’expliquer qu’il n’est pas « dupe » du jeu supposé des socialistes, le député de Nantes argumente :
« Je monte à cette tribune que Bernard Accoyer vient d’interdire à 142 représentants de la Nation.
Nous étions dans un débat essentiel, celui portant sur l’avenir de nos retraites.
Mesdames et messieurs de la majorité, comme vous, nous pensons une réforme indispensable.
Comme vous nous constatons que la réforme Fillon n’a pas tenu ses promesses et que 7 années après son adoption, son échec rend nécessaire une nouvelle loi. Mais contrairement à vous, nous n’acceptons pas que le poids et le prix de la crise soit supporté par ses victimes. Nous n’acceptons pas que 95% du financement repose sur les classes populaires et moyennes tandis que vous continuez de protéger madame Bettencourt avec un bouclier fiscal. Nous n’acceptons pas que celles et ceux qui ont le plus souffert au travail, perdu leur santé pour construire notre Nation, créer de la richesse dans notre pays soient aujourd’hui les laissés pour compte d’une réforme aussi injuste qu’inefficace. Nous n’acceptons pas que les jeunes générations fassent les frais de votre imprévoyance, que les fonds qui leur étaient destinés soient siphonnés et qu’ils soient ainsi sacrifiés.
Dans ce débat nous sommes entrés avec nos propositions. Nous avons conduit une confrontation projet contre projet. A aucun moment, il n’y a eu la tentation de l’obstruction. Peut-on d’ailleurs parler d’obstruction lorsque le temps du premier parti d’opposition est limité à 20 petites heures sur un sujet aussi sensible alors que les décisions qui seront prises affecteront directement et durablement la vie de nos concitoyens ? Peut-on parler d’obstruction lorsque les députés de l’opposition demandent simplement à exercer leur droit d’expression individuel de 5 minutes et que l’usage de ce droit aurait simplement eu pour effet de repousser ce vote de quelques heures ?
Ce qui s’est passé ce matin est grave. Pas pour nous, parlementaires de l’opposition. Ce qui s’est passé est grave pour ces millions de Français qui nous ont élu et dont la voix mérite autant de respect que celles de la majorité.
Il n’y a pas de démocratie sans pluralisme des courants d’opinion et d’expression ! Voilà pourquoi la Constitution et les règlements reconnaissent des droits aux députés de l’opposition. Que devient notre démocratie lorsque ces droits sont ainsi bafoués ? Que devient notre démocratie lorsque la minorité au Parlement est ainsi sommée de se taire ?
Cette décision inqualifiable de Bernard Accoyer est au fond dans la droite ligne des dérives actuelles du pouvoir. Aujourd’hui, notre République est abîmée. Notre République perd ses repères lorsque des ministres confondent l’intérêt général et l’intérêt de l’UMP, lorsque la justice est instrumentalisée, lorsque les violations des droits fondamentaux valent à la France des rappels de l’ONU et de l’Union européenne, lorsque la liberté de la presse est malmenée par l’utilisation illégale des services secrets, lorsque la souveraineté des élus de la Nation est méprisée…
Au fond, nous faisons face à une crise morale et politique dont monsieur Woerth est devenu le symbole. Nous assistons à une confusion de certains intérêts et du pouvoir d’Etat.
Plus les Français découvrent cette toile qui s’est tissée du Fouquet’s au Bristol, et moins vous supportez les contre-pouvoirs. Uns à uns vous tentez de les briser :
• Hier c’était la mise en cause du travail de la presse, qualifiée de fasciste, qui créait le malaise et maintenant c’est votre silence assourdissant qui indigne lorsqu’aucun d’entre vous n’ose s’inquiéter de circulaires discriminatoires prise par le cabinet d’un ministre qui a lui même été condamné récemment pour ses propos racistes.
• Aujourd’hui c’est la parole confisquée à des parlementaires qui osent prétendre qu’une autre réforme des retraites est possible.
• Demain c’est vous mesdames et messieurs les députés de la majorité à qui l’on tordra le bras pour accepter la déchéance de nationalité pour ces Français d’origine étrangère.
Les Français doivent comprendre que si nous ne sommes pas parvenus aujourd’hui à faire entendre leurs revendications, leur exaspération et leur colère, cela ne doit pas les conduire à la résignation ou à l’abattement.
Chaque jour, ici et par delà ces murs où l’on bafoue la démocratie, avec eux, avec l’ensemble de la gauche, nous continuons à nous mobiliser et à nous battre, nous ouvrons d’autres voies qui sont celles du renouveau et de l’alternance.
Ensemble, nous devons remettre la République à l’endroit ».
La gauche applaudit debout. La droite hurle. Quelques instants plus tard, la majorité adopte le projet en première lecture sans enthousiasme. Nombre d’entre eux espèrent que le plus dur est passé. Le feuilleton Woerth pèse dans toutes les têtes…
(A suivre).