Un projet pas net
Demain devrait débuter la discussion du projet de loi « Création et Internet« . C’est le seine-et-marnais Franck Riester (UMP) qui est le rapporteur de ce texte. Choix curieux pour ce jeune député qui avait tout fait jusqu’alors pour se draper dans les habits de la modernité numérique.
Chacun peut partager l’objectif du projet : protéger le monde de la culture du piratage et donner des moyens aux artistes. C’est indiscutable.
Comme toutes les activités humaines, la culture a un coût. Les artistes méritent, comme tous les travailleurs, le respect de leur travail et donc sa juste rémunération. Le risque avec le téléchargement illégal, c’est qu’il se substitue un jour quasi-intégralement à l’achat de supports gravés CD, DVD. La gratuité totale pour les internautes, c’est l’impossibilité pour les artistes de vivre de leur art. C’est le danger d’une standardisation de l’offre culturelle et son rétrécissement autour de produits stars.
– Le premier sujet pour un projet de loi qui entend faire date sur la création et Internet, aurait donc dû être la recherche de nouvelles sources de rémunération pour compenser les pertes actuelles des auteurs et créateurs. Or c’est justement là que le bât blesse, car le projet ne donne aucune rémunération supplémentaire aux artistes. Les socialistes proposent une contribution créative comprise dans les forfaits Internet.
– Muet sur de nouvelles ressources, le projet est également impuissant à défendre les artistes contre le piratage.
- Impuissant car anachronique. Ou en tous cas très en retard sur la pratique. Il entend se battre contre le téléchargement à l’heure où les internautes sont déjà passés au streaming avec des sites comme deezer.com qui permettent l’écoute en direct de milliers de titres musicaux. L’application deezer existe déjà sur Iphone. Tous les mélomanes peuvent écouter sur leur chaine hifi, ordinateur ou baladeur la musique de leur choix, légalement et sans avoir à payer le moindre euro.
- Impuissant car aveugle. Il va frapper indifféremment toute une entreprise, une collectivité, un lieu public avec accès libre, dès lors qu’un usage illicite aura été constaté (qu’il soit le fait d’un employé ou d’un internaute connecté à partir d’un réseau Wi-Fi ouvert). Le projet aboutira à interdire à un parent en recherche d’emploi, l’accès au Net parce que l’un de ses enfants a téléchargé un fichier musical.
- Impuissant car dangereux et manipulable. Le dispositif de sanction va justifier la surveillance individualisée des postes informatiques dans les entreprises (c’est la CNIL qui nous alerte). Au-delà des menaces pour les libertés, il sera possible pour un pirate de manipuler l’autorité de régulation. Comme l’expliquerait mieux mon ami Hugues, spécialiste du sujet, il sera très facile en milieu urbain d’utiliser la connection Internet de son voisin, même encryptée. Il existe des logiciels gratuits sur le net pour réaliser cette opération. l’usurpation d’identité aboutira à la condamnation d’innocents. A ce titre, il faut savoir que ce n’est pas le téléchargement illégal qui est sanctionné, mais la non surveillance de sa ligne Internet !
– La logique purement répressive de ce projet est enfin en contradiction avec la pensée et le droit européen.
L’amendement 138 du député européen PS Guy Bono au « paquet télécom » a été adopté par 88% des députés en 1ère lecture. Il stipule qu' »aucune restriction aux droits fondamentaux des internautes ne peut intervenir sans une décision préalable de l’autorité judiciaire« . Si ce texte est adopté définitivement dans quelques mois, il rendra caduque la haute autorité HADOPI créée par cette loi, puisque lui sera retiré tout pouvoir de sanction autonome.
Par ailleurs la résolution du Parlement européen adoptée le 10 avril 2008 sur les industries culturelles en Europe (adoptée par 586 voix contre 36 et 12 abstentions) met en avant deux principes dans le combat contre le piratage :
-la non criminalisation d’internautes qui ne cherchent pas à réaliser des profits.
-La non adoption de mesures allant notamment à l’encontre du principe de proportionnalité, telles que l’interruption de l’accès à Internet.
Alors que ce projet aurait pu rassembler largement, il cumule les non sens : Généreux dans ses objectifs, il est « à côté de la plaque » dans son dispositif.
le projet ne respecte pas l’équilibre nécessaire entre protection des droits d’auteurs et respect de la vie privée. Il sanctionne à l’aveuglette, sans intervention du juge (sauf recours). Il ne répond pas à l’enjeu des moyens à mettre en oeuvre pour la création culturelle. Il n’aide ni ne pousse à la modernisation et l’innovation des systèmes de diffusion des oeuvres, il coûtera entre 30 et 70 millions aux fournisseurs d’accès qui demandent déjà à l’Etat de leur compenser… Et au total, les téléchargements illégaux continueront…
Je vais vous dire au fond à quoi me font penser les promoteurs de ce projet. A des ingénieurs et architectes qui rèvent de construire un barrage contre le Pacifique. Sur la plage, à quelques dizaines de mètres d’eux, quelques vieux loups, pêcheurs et marins, les regardent. Incrédules. Eux savent depuis longtemps que l’on ne dompte pas la mer.